jeudi 22 janvier 2015

mercredi 21 janvier 2015

Mirage

Longtemps j'ai marché.

Parfois je trouvais refuge en de luxuriantes forêts qui me laissaient à penser que j'avais atteint mon Eden. Ecrin bigarré et chatoyant, chantant et envoûtant. Pourtant, toujours il me fallait poursuivre, perdant bien vite tout intérêt pour ces saveurs exotiques, ce foisonnement, cette débauche qui finissait par laisser dans ma gorge un léger goût d'écœurement.

Venaient des étendues désertiques, marche longue et harassante, à pas traînants, à perte de vue cette immensité désolée qui asséchait ma bouche, à l'image du paysage. Seule une ombre, mon ombre, m'accompagnait, simulacre de présence rendant la solitude plus pesante encore.

A de rares occasions, c'est une vallée à l'herbe tendre qui m'accueillait, me retenait un temps dans son creux douillet, et mon âme chantonnait, telle la rivière au flot serein qui coulait en son sein et dans laquelle je prenais maints plaisirs sensuels à me baigner, me prélasser, me perdre et me fondre. Le temps se suspendait. Et pourtant, l'appel retentissait à nouveau, je reprenais mes errances, aspirant à trouver l'ultime foyer.

J'y parvins un jour, ou plutôt je le cru. Un petit port, lové dans sa crique, chamarré et bruyant, grouillant de vie et de parfums. Je m'y sentis instantanément à l'aise, arpentant les vastes avenues comme les sombres ruelles, rêvant souvent sur ses quais, bercée du récit des marins, m'imaginant partager ces rocambolesques aventures.
Et puis, le port se fit désert, la vie trépidante et joyeuse fit place au silence et à l'absence. Plus de goélettes à la grand-voile tendue pour s'imaginer accoster de lointains rivages où réinventer sa vie. La tête vide, je repris mon périple, traînant les pieds, lourds du poids de mes regrets, de mes rêves inassouvis.

De nouveau j'étais à l'orée d'un désert, mes pieds s'écorchaient sur la rocaille, saignant à l'instar de mon cœur, mon cerveau bouillonnait sous l'ardente chaleur du jour alors que je grelottais la nuit, recroquevillée, tétanisée, me demandant si le matin venu, j'aurai la force de repartir, sans savoir pour où, vers quoi. Je ne comptais plus les semaines, les mois, machinalement, mécaniquement, je m'obstinais, un crépuscule, une aube après l'autre.

Imperceptiblement, le paysage se fît différent, je ne m'en rendis compte qu'à d'infimes détails d'abord. Mon pas se fît peu à peu plus vaillant, s'allongea bientôt jusqu'à devenir une ample foulée, motivée par la vision, là bas tout au loin, si loin encore, d'une imposante enceinte, émergeant de la brume de chaleur, telle une oasis de pierre.
Alors que j'étais prête à courir pour l'atteindre au plus vite, curieusement je ralentis, comme si tout à coup une peur sourde, irraisonnée me faisait craindre de m'en approcher. Le doute, l'incertitude, m'enserraient, me laissant haletante et pantelante alors que j'en distinguais plus clairement les contours.
La muraille, haute et écrasante, intimidante, me maintint un moment à distance, le souffle court et palpitant, avant que je ne me résolve à en faire le tour, espérant découvrir un accès pour y pénétrer.
Je mis plusieurs jours à cette entreprise, ébahie par la circonférence de cette cité dont les proportions et la défense laissait à présager des merveilles, pour être ainsi protégée. La crainte fit place à l'impatience, le doute à l'envie, et quand enfin je parvins devant les battants de l'immense portail, unique ouverture de cette forteresse, je tombais à genoux, écoutant avec ravissement, les sons étouffés qui m'en parvenaient. Doux babil des oiseaux, gargouillis cristallin des fontaines, rire cascadant et rimes résonnantes de poèmes fleuris que j'imaginais déclamés à de belles odalisques somnolentes.

La joie, l'espérance m'étreignirent, m'exaltèrent, j'étais arrivée, mon interminable quête s'achevait. Je frappais d'abord doucement, puis tambourinais à m'en écorcher les mains contre les vantaux, appelant puis hurlant, me révoltant contre le silence qu'on m'opposait. Je ne lâchais pas prise et des jours, des nuits durant, je restais là, guettant un signe de vie, une aumône qu'on me ferait. Ma patience finit par payer. Un matin, à mon réveil, je trouvais un bol d'eau et une coupelle de fruits devant la porte. Avec un maigre sourire, je bus cette eau au goût saumâtre, sel et miel, et croquais une pomme... Rouge et sucrée, appétissante et odorante, fruit du plaisir... Saveurs douces et amères mêlées. Il fallait bien me résoudre... Ces portes resteraient closes, ce bonheur ne me serait donné qu'à entrevoir...

Parce que cette cité, c'est toi, et qu'elle m'est interdite.




dimanche 18 janvier 2015

Et au bout la lumière

Ambre pur qui me réchauffe à sa source

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jeudi 15 janvier 2015

Rebellion

Rébellion...

Le vocable hurle et résonne dans sa tête, la vrille de son écho, heurte chacune des fibres de son être, de son âme, monte dans sa gorge comme un cri qui l'étouffe, désespoir muet et meurtrier, quand tout autour d'elle, n'est que circonspection, abandon, machination.

Les murs autour d'elle se resserrent et l'oppressent, contre lesquels elle tape et frappe sans relâche, laissant sur chacun d'eux l'empreinte meurtrie de ses mains, une part de sa liberté qui se délite et se liquéfie dans le sang qu'elle y imprime, marque illusoire et dérisoire. Hiéroglyphes modernes, témoins d'un passé déjà enfui.

Sa bouche s'acharne à articuler des mots sourds, que des oreilles obstruées ne prendront ni la peine d'écouter ni d'entendre. Formatage et aliénation, dogme et religion, dictature et imposture, consensus et motus...

Parce qu'il faut plaire, et se taire.

Parce que le monde est fait de mots, quand seuls les actes devraient parler.

Et la rage bouillonne et fulmine, gonfle et culmine. Le vent violent de la révolte prend son essor et dans un sursaut désespéré, assaille des barricades qui laissent place à d'autres barricades, à peine sont elles franchies. Immolation et tortures, répression et prison.

Elle s'assoit, courbe l'échine, tête inclinée vers le sol, vaincue semble t-il, entraînée par le poids des regrets, des illusions perdues, encore, du dégoût. Les larmes perlent, qu'elle essuie, poings fermement serrés, laissant une traînée de khôl rageur barrer sa joue. Mais c'est les mâchoires crispées et le regard droit et fier qu'elle se redresse finalement, se campe et lève le poing vers le ciel. Rageuse supplique, vers cet éternel dont elle doute elle-même, ultime appel.

Un rire sourd s'empare d'elle, la secoue, glacial et cruel qui n'atteint pas les yeux, juste une grimace étirant ses lèvres, simulacre de joie. Il déferle, explosif, finalement libérateur. D'octave en octave, déployant sa gamme, harmonie primaire et sauvage, et c'est à l'unisson de son âme qu'il s'envole, par dessus les préjugés, les clivages, les injustices et les privations. Libre, vrai, vivant, vibrant.

Parce qu'il est un temps où la vérité se révèle, éclate et foudroie. Parce que le printemps triomphe et qu'il porte avec lui le parfum du jasmin.

Mektoub

Réveil

Le visage léché par le premier rayon du soleil, qui vient lui chatouiller le visage, elle bât des cils, fronce le nez, grommelle un peu, s'enfonce plus profondément dans l'oreiller, tentant d'échapper encore un instant au supplice du réveil. Faisant passer la couette par dessus sa tête, elle se niche dans le douillet cocon qui la préservera encore un temps du monde extérieur. Sa main s'aventure de l'autre côté du lit , doigts tâtonnants, et inquiète tout à coup de le trouver vide et froid, c'est d'un bond qu'elle émerge de son univers ouaté. Un bref coup d'œil lui suffit à confirmer son impression, et le geste qu'elle ébauche pour rejeter ses cheveux en arrière, comme pour y mieux voir, ne parvient en rien à démentir la cruelle absence.

La mine boudeuse, elle se rejette avec humeur dans les épaisseurs de plumes, le regard étincelant d'un brin de colère, de dépit, mais plus encore de déception. Lui revient en mémoire le souvenir de la cérémonie de la veille, et avec lui la légère ivresse qui n'a cessé de l'accompagner tout au long des festivités. Bien vite, un large sourire, à vrai dire un peu niais, éclaire à nouveau ses traits.

Saisissant prestement l'oreiller abandonné à son côté, elle y plonge le museau, inspirant à petits coups, tel un animal flairant une piste, à la recherche d'un vestige de son odeur. Collé serré contre son corps encore tiède du sommeil, les jambes l'enserrant de part et d'autre, le contact du tissu frais réveille ses sens toujours engourdis, hérissant quelques poils, tendant une pointe de sein avide des caresses dont elle se sent privée ce matin. La tentation est grande, de laisser croître le désir qu'elle sent papillonner, voleter là, tout au creux de son ventre, de donner corps à cette pulsation qui bat en ce point précis, niché dans le delta de ses cuisses.

Sans y réfléchir, sa main s'engage alors, légère et aérienne, frôlant l'épiderme, lentes circonvolutions n'atteignant jamais tout à fait leur but, évitant d'agacer trop vite et trop fort les endroits qu'il sait. En un lent pèlerinage, elle retrace du bout des doigts le parcours qu'il aime à emprunter, paupières fermement closes, bouche entr'ouverte, lèvres humides et gonflées. Le dos s'arque, le ventre se creuse dans le même temps que les fesses s'enfoncent avec plus de force, corps librement ouvert et offert, tout entier tourné vers les délices qu'elle se procure. Progressivement, la caresse se fait plus précise, plus intense, profonde et voluptueuse, s'enhardissant jusqu'à pénétrer l'étau soyeux des chairs, qu'elle explore sans relâche, provoquant de doux râles qui fusent comme un appel.

Cambrée, tendue sur la couche, elle poursuit sa quête, découvrant à chaque avancée une sensation, une excitation nouvelle, renforcée par l'image gravée derrière ses paupières du visage aimé, de la brûlure de ses yeux posés sur elle, quand en chef d'orchestre exalté, il fait vibrer, résonner et psalmodier chacune des fibres de son corps.

Derniers accords de cette symphonie solitaire, qui la laisse pantelante, haletante, pour un temps assouvie, lascivement étendue, bras en croix au cœur de cette couche qu'elle occupe pour deux, visage serein, et sourire en coin. Une douce torpeur de nouveau l'envahit, à laquelle, sans honte et sans pudeur elle se laisse aller, reposant en travers de ce lit, qui même éloignés les aura réunis.


Renaissance

Assise derrière la fenêtre, elle contemple le paysage sans le voir. Elle n’a conscience ni du babil des oiseaux, ni du souffle léger et parfumé de ce matin de printemps qui pénètre par la porte ouverte sur le jardinet. Elle reste aveugle aux signes que lui font ses voisins, sourde aux appels des commères qui veulent lui conter les dernières rumeurs.
Elle sait que ce matin est son ultime matin. Et comme déjà détachée du monde, de ce monde, c’est en elle qu’elle regarde.


La nuit était bien avancée déjà, les bruits du village s’estompaient, les cris faisaient place aux chuchotements, les éclats de rire aux gloussements, la frénésie à la quiétude. Lentement la torpeur s'abattait. Les cieux chargés de sombres nuées enveloppaient la bourgade d’un manteau cotonneux. Chacun se préparait au sommeil.
Tous, sauf une frêle jeune fille, qu’un espoir, fou comme tous les espoirs, maintenait éveillée et tremblante sur sa couche. Voilà bien des nuits qu’elle échafaudait dans le secret ce qu’elle s’apprêtait à accomplir cette nuit. Voilà bien des jours qu’elle observait et gravait en sa mémoire les traits, les voix, les attitudes des êtres qui lui sont chers. Des jours et des nuits à douter et à rêver, à vouloir renoncer, à repousser et à s’impatienter. Elle avait établi son plan depuis des mois, tout avait été pensé, calculé. Tout, sauf cette main qui enserrait son cœur et lui broyait l’âme.
L’action, voilà quel était le remède à ses craintes, à sa douleur. Fébrilement, elle s’empara du balluchon qu’elle dissimulait depuis quelques semaines sous son lit. Dorénavant, toute sa fortune serait réunie dans ce maigre paquetage, mais dans son cœur aussi, qu’il advienne qu’on le lui dérobe, elle serait toujours riche de ses souvenirs.
Les maigres piécettes qu’elle avait pu économiser tintinnabulèrent alors qu’elle les dissimulait sous son corsage. Elle étouffa vite ce bruit, dressa l’oreille… Nul écho, la maisonnée reposait, inconsciente du drame qui se jouait. Il lui fallait maintenant descendre l’escalier sans en faire grincer les marches, une dernière fois franchir le seuil de ce havre de paix et d’amour. En un dernier regard embrasser ce qui fût sa vie, repousser la vague de tendresse qui la submergea quand fusa en elle l’image de ses parents, si heureux encore la veille. C'est pour préserver ce bonheur, cette paix, qu'elle devait affronter la peine et la souffrance.
Dernière vision de Connla, alors qu’elle enfourchait son cheval… Ce lieu de transit vers un ailleurs pour tant d’aventuriers, n’était que prison pour elle. Prison certes exquise en ce qu’elle lui apportait de tendresse et de chaleur, mais inapte à combler ses rêves. La fougue, l’ardeur et la passion qui l’animaient, avaient besoin de se nourrir d’un dessein plus grandiose. Dans la folle chevauchée qui l’entraînait, elle lança un « Pardon » à ceux qu’elle aimait.

La route s’étalait devant elle, de longues heures durant elle devrait galoper. Elle avait étudié l’itinéraire, connaissait chaque marque, chaque repère de cette course effrénée, course en avant, contre le temps et les préjugés. Ne pas se retourner, ne plus penser. Se fondre dans la pénombre qui étouffait les sons comme les battements de son cœur.
Se cramponner aux rennes, réprimer le tremblement de ses mains, faire la sourde oreille aux bruissements de la nuit, peuplée de créatures hostiles. Elle avait maintenant parcouru une distance suffisante pour ralentir l’allure, elle laissa le cheval prendre le pas. De hautes montagnes se découpaient à l’horizon, masse sombre sur l’indigo profond du ciel où mille étoiles étincelaient. Elle leva les yeux et vit en elles un présage, une réponse à cet appel lancinant qui depuis des mois l’assaillait.
Sa tête dodelinait au gré des pas de sa monture, une douce somnolence s’emparait d’elle. Les lieues parcourues avaient fait taire le chagrin, en elle, les émotions s'anesthésiaient. Cette cavalcade marquait la frontière entre ce qu’elle fût et ce qu’elle serait, la gestation d’un nouvel être. Mort et renaissance, hier et demain.
Un rai de soleil lui chatouilla le visage, l’éveillant tout à fait. Au loin se profilait la silhouette d’une imposante cité. Tir Na Nogh… Tir Na Nogh, la capitale… lieu de tous ses espoirs.
Son cœur s’emballa, sa bouche s'assécha, les rennes glissèrent dans la soudaine moiteur de ses mains.
Inconsciemment elle ralentît l’allure. Tant pour s’imprégner de la majesté de la bâtisse qui se dressait devant elle, que pour se laisser le temps de réaliser qu’enfin, après tant d’efforts et de renoncements, de sacrifices, elle touchait au but.
Les dômes d’or de la cité resplendissaient sous le soleil maintenant haut dans le ciel, la pierre blanche des murailles réverbérait ses rayons, éblouissante, semblant vouloir ainsi dérober à la vue des voyageurs le chemin menant à ses entrailles. Prenant son souffle, elle s’engagea dans l’allée. C’était jour de marché. Une foule bigarrée se pressait, s’agglutinait dans un joyeux tumulte. Les bruits, les exclamations, les odeurs l’assaillaient de toutes parts, on l’aborda, lui proposa colifichets et remèdes miracles. Les commerçants s’entêtaient à crier plus forts que leurs voisins, les commères sinuaient de l’un à l’autre, marchandant qui une oie grasse, qui une étoffe chamarrée. Tout ce vacarme l’enchantait et l’agressait. Elle trouva prestement refuge dans une auberge, à l’écart de la presse, s’affala sur un banc, ivre de fatigue. Les évènements de la nuit lui revenaient par vagues et avec eux le chagrin et l’angoisse.
Une main puissante poussa alors la porte de la taverne, et une procession de guerriers en arme franchît le seuil. Parmi eux de nobles bardes. Ce joyeux monde s’installa et commanda bruyamment de quoi se désaltérer. Les tournées succédèrent aux tournées et quand enfin leur soif sembla étanchée, un personnage se détacha de l’assemblée. Il saisît un tabouret, le plaça devant la cheminée, s’installa confortablement, accorda son luth. Puis de sa voix suave et bien posée, il entonna une ballade glorifiant les exploits de ses compagnons.
Toute entière imprégnée de ce spectacle, tressaillant sous les assauts, pleurant sur les morts, triomphant des ennemis au gré des couplets, elle se laissa bercer et sentît dans son ventre une étincelle jaillir, un feu s’allumer, gonfler et s’embraser.
Fi des incertitudes, fi du danger, son destin était là, à elle de l’accaparer.


Les combats avaient fait rage. Elle distinguait dans la pénombre des amoncellements de corps, là où le plus fort de la bataille avait prélevé son lot de vies. Au pied du fort, nombre de ses camarades. Des râles, des gémissements, des appels au secours fusaient dans le calme apparent du soir tombant. L’odeur du sang surnageait sur la plaine, comme portée par la brume qui montait du fleuve en contrebas. Là, gisaient entremêlés les corps des ennemis de toujours, mais aussi ses frères et sœurs de sang.
Les magies les plus puissantes avaient été déployées, zébrant le ciel de leurs rayons éblouissants et dévastateurs. Les armes enchantées avaient tranché dans les chairs, décapitant, mutilant, pénétrant les armures comme si elles n’étaient que voile de tulle et non écaille. La magie rendait les combats de plus ne plus meurtriers et complexes, la simple stratégie d’autrefois ne suffisant plus à endiguer les meutes de barbares. Une course effrénée était engagée, course à la puissance, à la maîtrise de nouvelles sorcelleries toujours plus ravageuses. Le monde était pris d’une frénésie de mort.
Le maigre sentiment de satisfaction ressenti quand la victoire fût remportée, ne parvenait à supplanter dans son esprit la fatigue, le harassement après des heures à manier l’épée d’estoc et de taille, la lassitude de ces assauts toujours répétés.

Du plus loin qu’elle se souvienne, jamais elle n’avait connu la paix de manière durable. Ces jeux de petite fille souvent avaient été interrompus par l’arrivée de hordes hurlantes, semant la panique dans le petit village de Connla. Il fallait alors courir à perdre haleine, trouver refuge dans les grottes aménagées par les anciens, se cacher jusqu’à ce qu’enfin les rumeurs de la bataille s’estompent, que ne subsistent que les plaintes et les pleurs. On dénombrait les morts, les disparus, les larmes coulaient sur les visages hagards, les appels des femmes retentissaient dans l’air chargé de fumée alors que les habitations se consumaient, qui cherchant un fils, un mari, un père.

Elle secoua la tête, chassant ces sombres souvenirs. Il lui était néanmoins de plus en plus difficile de repousser ces accès de découragement, d’accablement. Son regard, où qu’il se posa, ne rencontrait que désolation et souffrance. Pourtant, c'est la vie qu'elle s'était choisie...

Soudain une ombre se détacha contre le ciel obscur. La nuit ne luisait d’aucune étoile, semblant s’associer au deuil de cette journée. Une silhouette haute et massive, s'avança vers elle, s’agenouilla à son côté. Trop lasse pour lever la tête, elle ne distinguait du personnage que son armure, le havresac qu’il avait posé à terre, et deux robustes mains qui en extrayaient remèdes et onguents.
-« Voulez-vous que je vous soulage de vos blessures ? »
C’était donc un druide, sa voix bien timbrée résonna dans l’obscurité.
-« Si vous pouvez soigner les blessures de l’âme, oui… »
-« Commençons donc par celles que portent votre corps. »
Délicatement il l’aida à ôter son haubert, passa en revue les nombreuses entailles, jugeant de leur gravité.
-« Rien de trop sérieux, vous avez eu de la chance, il vous suffira d’appliquer ce baume pendant quelques jours et tout rentrera dans l’ordre. »
Il hésita à poursuivre, intrigué par cette jeune fille, désireux de prolonger la conversation. Pourtant elle semblait à peine avoir conscience de sa présence, peut être valait-il mieux la laisser ? Enfin elle se décida à lever la tête, et son regard rencontra deux yeux clairs, cristallins, emprunts d’une tristesse à fendre l’âme, d’un désarroi poignant, d’une fatigue de l’être à laquelle on n’aurait dû s’attendre chez une si jeune personne.
-« Venez », dît-il, et la saisissant par le bras il l’aida à se lever. Elle se laissa emmener docilement, comme tout à coup vidée de volonté, heureuse d’être prise en charge.
Des feux avaient été allumés, l’armée se restaurait, pansait ses blessures, dans l’attente du lendemain et des combats qui reprendraient. Quelques chants mélancoliques, accompagnés de la complainte des luths se faisaient entendre dans le bivouac, mais beaucoup de guerriers déjà étaient endormis.
Elle laissa la poigne ferme et rassurante du guérisseur la guider, il étala une couverture, raviva les flammes mourantes. Il s’éloigna quelques instants, revînt avec deux écuelles de soupe épaisse, une miche de pain, un peu d’eau.
-« Mangez, si cela n’apaise votre âme, au moins votre corps y puisera t-il des forces. »
Elle l’observa à la dérobée, pendant qu’ils se restauraient. Il avait les caractéristiques physiques propres à sa race, les Firbolgs, la stature imposante est musculeuse, pourtant une impression de douceur se dégageait de lui. Les traits du visage étaient martelés comme au burin, les pommettes saillantes, la bouche charnue, les yeux… des yeux pénétrants qui la transperçaient. Rougissante, elle ne pût pourtant baisser le regard, happée par l’intensité qui en émanait. De longues minutes ils restèrent à s’observer, à se jauger. Puis, gagnée par un trouble inconnu, elle rompît le charme de cet étrange instant.
Leur maigre pitance fût bien vite avalée. Le corps perclus de fatigue, ils s’allongèrent pour quelques heures de répit. Tandis que le sommeil l’engourdissait, elle songea qu’elle ne lui adressé nul merci pour le soin qu’il avait pris d’elle. Elle sentait sa présence, percevait sa respiration paisible, se laissait gagner par la quiétude qu’il dégageait. Une pensée fugace la traversa, une envie de se lever, de s’approcher de lui, de se glisser entre ses bras, d’y puiser réconfort. Pourtant, elle ne bougea pas et s’endormît, les rêves peuplés de bruit et de fureur.

Au cœur de la nuit, il guettait son souffle, fronçant les sourcils en l’entendant gémir et se retourner sur sa couche. Un irrépressible besoin monta en lui, il aurait voulu effacer en elle les souffrances, les images de mort et de dévastation, lui prouver que la vie n’était pas cette litanie de tourments, de séparations et de déchirements, mais resta immobile et raide sur le sol dur et froid.

Quand elle s’éveilla, dans la grisaille blafarde du petit matin, il était déjà parti. Un curieux pincement lui étreignît le cœur. Mais bien vite, l’habitude reprît le pas, les gestes maintes fois accomplis s’enchaînèrent : enfiler le haubert, les jambières, en évitant de réveiller les blessures, aiguiser sa lame, sa plus fidèle et seule alliée.
La journée durant, les combats se poursuivirent, plus féroces que jamais, les dernières forces de chaque parti étaient engagées en cet ultime assaut. S’ils parvenaient à repousser les ennemis hors des frontières, ils gagneraient quelques mois de paix, le temps pour chaque armée de regonfler ses rangs. Souvent elle levait les yeux du champ de bataille, cherchant parmi les combattants une silhouette, et toujours elle le vît, non loin d’elle, prodiguant des soins aux blessés, dispensant des paroles d’apaisement. Leurs regards s’accrochaient parfois, une poignée de secondes, qui lui suffisaient à reprendre courage, à lui insuffler une détermination infaillible.

A nouveau la nuit gagna la plaine. Les derniers attaquants avaient été repoussés. La victoire était acquise. Pourtant, l’armée n’avait pas le courage de fêter son triomphe. Trop de compagnons ne rentreraient pas.
Naturellement ils s'étaient retrouvés, comme indissociables à présent. Sans que la moindre parole ne fût échangée, il vînt vers elle, la prît par la main et l’entraîna vers le fleuve. Un sentiment de plénitude l’étreint, comme jamais elle n’en n’avait ressenti. Elle, qui fuyait tout rapprochement, qui fermait son cœur pour ne plus souffrir, ne comprît ce qui lui arrivait, cette attirance soudaine, irréfléchie, irrésistible et impérieuse, irrépressible, qui la poussait vers lui. Ils parvinrent au bord de l’eau, se laissèrent bercer de son doux murmure, contemplant le ciel piqué d’étoiles. Deux silhouettes entrelacées, liées en une communion de l’âme et du cœur, ne nécessitant nul mot. Deux âmes sœurs, à jamais réunies.
Plus jamais on ne les vit l’un sans l’autre.
Plus jamais ?
Non, la vie n’est pas si clémente…

Les heures ont passé. Mille souvenirs ont reflué, ronde de visages, de noms et d’évènements, rires et pleurs mêlés.
Quand elle revient à elle, le ciel assombri est troué de myriades d’étoiles. Parmi elle, il en est une qui semble pulser. Un sourire étire alors ses lèvres, éclaire son regard, réchauffe son coeur engourdi depuis tant de lunes.
Paisiblement elle se lève, vérifie que tout est en ordre dans la chaumière, passe le seuil, comme cette si lointaine autre nuit. Cette fois ce sera sans retour… La cruelle séparation s’achève.
D’un pas décidé elle s’avance vers le fleuve, rejoint dans l’eau le reflet de l’étoile, le visage levé vers cet astre pour la première fois apparu. Il l’appelle, l'attire à lui, impatient maintenant qu'est venue l'heure. Et c'est en riant et pleurant qu'elle poursuit son avancée dans la nuée mouvante, vers lui, son amour, régnant au firmament, et qui ce soir et à jamais, lui est rendu.