Une boule à la gorge, aux tripes,
un vide dans la tête, un manque, un malaise, un mal-être. Une douleur,
une lourdeur, un fardeau.
Lentement elle chemine, traînant
les pieds, pas après pas, sans but, et le soleil se couche sans
qu'elle sache s'il se relèvera pour elle. Sa flamboyante et
sanglante agonie marque le déclin qu'elle sent refluer en elle,
vague brûlante du feu de la vie qui l'abandonne.
D'un désespéré mouvement de tête,
elle fait refléter les derniers rayons mourants dans sa chevelure
mordorée, comme pour en capter une ultime once de force, y puiser un
soupçon d'énergie, de survie, éclat ardent d'une puissance déjà
enfuie. Après une brève étincelle, c'est la nuit qui l'engloutit,
glacée et sourde, engourdissante et paralysante.
Elle trouve refuge contre un amas de
rochers, s'infiltre dans une faille, se protège comme elle le peut
du vent, priant pour qu'aucun prédateur ne vienne rôder ici. Elle
s'enroule dans ce qui reste de sa cape, maigre lambeau de lin qui ne
la préservera pas des rigueurs de ce désert hostile. La faim
malmène son ventre, la soif sa gorge, la peur son cœur. La fatigue
finit par emporter la lutte et ses tourments s'apaisent, la plongeant
dans un sommeil fiévreux et agité. Dans l'inconscient de l'oubli les souvenirs pourtant l'assaillent.
Le jour se levait, ramenant avec sa
lumière les bruissements comme encore atténués par l'aube, les
chuchotis, les rires contenus, les pas légers sur le sol dallé, le
froissement des voilages quand on passe de pièce en pièce, le
crépitement des feux qu'on attise et qui soudain s'embrasent, l'eau qui
chuinte dans les bassins placés au dessus d'eux, les tintements de vaisselle que l'on tente
d'amortir pour préserver le sommeil de ceux qui dorment encore.
Elle allait, parmi cette effervescence
étouffée, insouciante et gaie, presque heureuse. Fière de sa
jeunesse et de sa beauté, fraîche et pimpante, arrogante sans le
vouloir, s'affairant avec grâce et légèreté, ses soies suivant
chacun de ses mouvements, fluidités mêlées, peau iridescente et tissu nacré. Le ballet des servantes menait grand train,
chacune à sa tâche, cadencé et ordonné, efficace, dans lequel
elle trouvait sa place, ensemble parfait.
Tout à coup, le maître s'éveille et
l'ensemble s'éparpille et se dissipe, avant de retrouver les gestes
dosés et mesurés, savamment appris, dans lesquels elle se reconnait
et s'accomplit.
Dernière arrivée, elle n'aura qu'une
tâche subalterne, au mieux lui présenter le bassin pour se rincer
les mains. Mais elle compte tirer parti de cet infime instant
pour d'un regard brûlant lui soutirer un maigre coup d'œil, un
clignement de paupière qui marquera sa rétine de sa silhouette
gracieuse et docile, serviablement agenouillée à ses pieds.
C'est qu'elle espère bien ne pas
rester cette esclave sans nom et sans rang. Avec plus de marques de
respect qu'il n'en faut, elle se glisse à ses pieds, cambre
délicatement le dos, poitrine bombée, soulevée d'un souffle léger,
et lui présente le bassin finement ciselé, qu'elle a garni de
pétales délicatement parfumés.
D'un coup d'œil ajusté sous ses cils
humblement baissés, elle croise le regard noir et affûté, bât des
paupières, rougit, vacille un peu, faisant courir une onde sur la
surface jusqu'alors plane de son récipient, tenu à bout de bras, mêlant
un instant leurs deux reflets.
Envahie d'un trouble qu'elle n'aurait
pu présumer, c'est avec un réel respect qu'elle poursuit, se
tendant vers lui, buste penché, tête inclinée, poitrine malmenée
par un battement précipité.
Il y plonge les mains, insouciant,
inconscient, les sèche au tissu qu'elle lui tend d'une main
tremblante, rêvant de frôler ses doigts.
Il faut maintenant se retirer, et c'est
le cœur dans les talons qu'elle regagne les communs, piétinant le
tapis de soie, champ d'orties foulé au pied.
Bien des jours elle a rempli son
office, espérant qu'il remarque la manière délicate et subtile
qu'elle a de remplir sa tâche, prenant soin de sa tenue, de sa
coiffure, s'obstinant à être des plus inventive et originale dans
les couleurs et parfums qu'elle lui présente dans cette vulgaire
vasque, qui pour elle est puits et source de l'amour qui peu à peu
grandit et croit, fantasme incontrôlé et démesuré d'une jeune
fille enlevée, privée de repères. Avide de reconnaissance, d'attentions et d’apartés passionnés.
Bien des jours, il a suivi le rituel
sans sembler y prendre plaisir particulier.
Et ce matin, oui, ce matin, il la regarde. Voit une chevelure mordorée que le soleil qui filtre par les rideaux à demi tirés embrase, une silhouette qui se découpe à contre champ, généreuse et bien galbée, des yeux immenses et brûlants, qui dévorent un visage faisant oublier ce que le reste du corps peut avoir d'appétissant.
Et pourtant il l'est... appétissant, et c'est généralement ce qui prime pour lui. Mais... ces yeux, cette flamme, ce volcan qui sommeille... Il s'imagine le réveiller et l'explorer.
Et ce matin, oui, ce matin, il la regarde. Voit une chevelure mordorée que le soleil qui filtre par les rideaux à demi tirés embrase, une silhouette qui se découpe à contre champ, généreuse et bien galbée, des yeux immenses et brûlants, qui dévorent un visage faisant oublier ce que le reste du corps peut avoir d'appétissant.
Et pourtant il l'est... appétissant, et c'est généralement ce qui prime pour lui. Mais... ces yeux, cette flamme, ce volcan qui sommeille... Il s'imagine le réveiller et l'explorer.
Plongeant les mains dans le bassin, il
prend plaisir à les frotter l'une contre l'autre, prolongeant outre
mesure ce temps pour la détailler, jouant de ses
doigts qui s'emmêlent et se pressent sous couvert de les laver,
caresses déguisées qu'il espère la voir interpréter.
Un bref coup d'œil à ses pommettes rougissantes, à l'éclat de ses yeux suffit à le conforter dans son entreprise et avec assurance, il les lui tend pour qu'elle les sèche.
Un bref coup d'œil à ses pommettes rougissantes, à l'éclat de ses yeux suffit à le conforter dans son entreprise et avec assurance, il les lui tend pour qu'elle les sèche.
D'une main tremblante, elle les
enveloppe de la légère étoffe de coton qui ne laisse rien ignorer
de la chaleur de sa peau, frémit en espérant n'en rien laisser paraître. Elle en éponge chaque parcelle avec une révérence
qui cache le plaisir qu'elle a à partager ce moment. Elle se gave de
cet instant privilégié où enfin elle est en contact avec lui,
sans tenir compte de cet infime barrière, maigre rempart entre leurs
deux épidermes.
Et
contre tout attente, elle ose. Lève les yeux, vient trouver l'ambre
sombre de ses prunelles, s'y cristallise, happée par la lumière,
emprisonnée par l'ombre. Un tourbillon l'emporte, et dans ces
circonvolutions, c'est son avenir qu'elle devine.
Un
frisson parcourt son échine, une suée mouille son front, et ses mains
qui l'étreignent encore se serrent autour de ses doigts qu'elles
agrippent, pressent et contraignent.
Elle le sait, ce soir il la fera appeler. Enfin...
Avec toute la révérence dont elle peut faire mine, elle quitte la pièce, le cœur gonflé d'allégresse.
Le
reste de la journée s'étire en une lente agonie, entre foi et doute,
envie et crainte, désirs et plaisirs projetés, exacerbés. Et quand la
nuit tombe enfin, que tout et tous se laissent engourdir, c'est le cœur
palpitant qu'elle guette chaque bruit, chaque mouvement. Pelotonnée sur
sa maigre couche, elle veille, à l'affût, sursautant au moindre
craquement, attentive au moindre bruissement. Il ne peut pas, il ne doit
pas la laisser.
Pourtant,
on ne viendra pas. Et c'est l’œil noir et hagard, cerné, que ce matin
elle lui prodigue ses services. Avec dans la démarche et les gestes une
raideur, dans le choix des senteurs du bassin une note acide,
prédominante. Il ne remarque rien, la regarde sans la voir, comportement
mécanique, la renvoie d'un geste désinvolte qui finit de la réduire à
néant.
Abasourdie
par un tel retournement, ne pouvant concevoir dans la prétention de sa
jeunesse être si allègrement rejetée, c'est avec une folle ambition
qu'elle cherche l'explication de cette rebuffade.
Qui, pourquoi et comment, a pu la priver de ce moment, de
sa chance ? De cette opportunité à faire basculer son destin.
A
force de guetter, entre tentures et moucharabiehs, de tendre l'oreille
et de fureter, d'interroger servantes et palefreniers, tout ou partie du
petit personnel, elle finit par apprendre qu'un émissaire arrivé tard
dans la soirée et porteur de nouvelles alarmantes, avait réquisitionné
tout l'aréopage du palais et son prince avec lui.
Bien, ce n'était donc pas de son fait s'il l'avait ignorée. Un bref rire de gorge la secoue à cette idée.
Il
n'y a bien que l'arrogance de la jeunesse pour penser ainsi et c'est
toute nimbée d'elle qu'elle cherche l'excuse pour aller le retrouver.
Les
choses sont finalement simples. Il suffit de résumer. Un émissaire,
une assemblée de dignitaires. De fait, un conseil qui tient lieu dans
le seul endroit qui puisse tous les réunir. L'heure est assez avancée
pour croire qu'après quelques heures de repos, ils y soient de nouveau,
et si la situation est aussi grave que le laisse présumer
l'effervescence qui règne alentour, ils y seront.
Armée
d'un plateau garni d'une théière fumante, de sa panoplie de verres et
de pâtisseries dégoulinantes de miel, c'est d'un pas sûr et alerte, rebondissant sur l'essor de son arrogance et de sa confiance en
elle, qu'elle longe les couloirs, jusqu'à parvenir à l'entrée de la
salle. Bien évidemment, des gardes en barrent l'accès, mais qui se
méfierait d'une humble servante ?
Avec
force sourires et courbettes, elle en franchit le seuil et s'avance,
échine courbée, tête baissée, quand ses yeux s'évertuent à scruter et
mémoriser tout ce qu'elle en perçoit.
Après avoir servi le maître, sans chercher à s'en faire reconnaitre, et bien au contraire ployant plus qu'il ne le faut le dos, masquant sa face, elle poursuit son service.
Après avoir servi le maître, sans chercher à s'en faire reconnaitre, et bien au contraire ployant plus qu'il ne le faut le dos, masquant sa face, elle poursuit son service.
Elle
note avec précision la position de chacun par rapport à lui, marque du rang dans la hiérarchie, en étudie brièvement
la face, pour peu qu'un faciès présume d'une nature, emmagasine le plus
d'informations possibles dans le cours laps de temps qui lui est
imparti de se poser auprès de chacun d'eux.
Elle
en hume aussi les parfums, les fragrances corporelles qui au delà de tout définissent une personne. De ceux qui
cherchent à masquer l'odeur aigrelette de leurs chairs surettes, à ceux
dont le musc puissant rivalise avec les encens dispensés par les
braséros flamboyants qui éclairent la pièce.
Voilà
une belle assemblée de fats et de couards, de soudards pétris
d'hormones, et parmi eux une faible poignée de fidèles, dont la douceur
saumâtre ne saurait suffire à défendre son Prince.
Bien
qu'il lui faille regagner les communs une fois son office accompli, et
qu'elle n'ait eu loisir de saisir goutte à leurs échanges, elle sait
qu'elle doit lui parler.Revenue à sa condition, perdue dans les méandres des cuisines dévolus aux serviteurs, elle ne peut s'ôter de l’esprit qu'il a besoin d'elle, qu'elle est à même de lui apporter l'aide et le soutien dont il a besoin en ces temps troublés.
D'où que lui vienne cette pensée, sensée ou non, elle lui reste chevillée au corps et la perfore. Elle se doit d'agir, de réagir.
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