vendredi 17 février 2017

Tentative... avortée

Une boule à la gorge, aux tripes, un vide dans la tête, un manque, un malaise, un mal-être. Une douleur, une lourdeur, un fardeau.

Lentement elle chemine, traînant les pieds, pas après pas, sans but, et le soleil se couche sans qu'elle sache s'il se relèvera pour elle. Sa flamboyante et sanglante agonie marque le déclin qu'elle sent refluer en elle, vague brûlante du feu de la vie qui l'abandonne.

D'un désespéré mouvement de tête, elle fait refléter les derniers rayons mourants dans sa chevelure mordorée, comme pour en capter une ultime once de force, y puiser un soupçon d'énergie, de survie, éclat ardent d'une puissance déjà enfuie. Après une brève étincelle, c'est la nuit qui l'engloutit, glacée et sourde, engourdissante et paralysante.

Elle trouve refuge contre un amas de rochers, s'infiltre dans une faille, se protège comme elle le peut du vent, priant pour qu'aucun prédateur ne vienne rôder ici. Elle s'enroule dans ce qui reste de sa cape, maigre lambeau de lin qui ne la préservera pas des rigueurs de ce désert hostile. La faim malmène son ventre, la soif sa gorge, la peur son cœur. La fatigue finit par emporter la lutte et ses tourments s'apaisent, la plongeant dans un sommeil fiévreux et agité. Dans l'inconscient de l'oubli les souvenirs pourtant l'assaillent.


Le jour se levait, ramenant avec sa lumière les bruissements comme encore atténués par l'aube, les chuchotis, les rires contenus, les pas légers sur le sol dallé, le froissement des voilages quand on passe de pièce en pièce, le crépitement des feux qu'on attise et qui soudain s'embrasent, l'eau qui chuinte dans les bassins placés au dessus d'eux, les tintements de vaisselle que l'on tente d'amortir pour préserver le sommeil de ceux qui dorment encore.
Elle allait, parmi cette effervescence étouffée, insouciante et gaie, presque heureuse. Fière de sa jeunesse et de sa beauté, fraîche et pimpante, arrogante sans le vouloir, s'affairant avec grâce et légèreté, ses soies suivant chacun de ses mouvements, fluidités mêlées, peau iridescente et tissu nacré. Le ballet des servantes menait grand train, chacune à sa tâche, cadencé et ordonné, efficace, dans lequel elle trouvait sa place, ensemble parfait.
Tout à coup, le maître s'éveille et l'ensemble s'éparpille et se dissipe, avant de retrouver les gestes dosés et mesurés, savamment appris, dans lesquels elle se reconnait et s'accomplit.

Dernière arrivée, elle n'aura qu'une tâche subalterne, au mieux lui présenter le bassin pour se rincer les mains. Mais elle compte tirer parti de cet infime instant pour d'un regard brûlant lui soutirer un maigre coup d'œil, un clignement de paupière qui marquera sa rétine de sa silhouette gracieuse et docile, serviablement agenouillée à ses pieds.
C'est qu'elle espère bien ne pas rester cette esclave sans nom et sans rang. Avec plus de marques de respect qu'il n'en faut, elle se glisse à ses pieds, cambre délicatement le dos, poitrine bombée, soulevée d'un souffle léger, et lui présente le bassin finement ciselé, qu'elle a garni de pétales délicatement parfumés.
D'un coup d'œil ajusté sous ses cils humblement baissés, elle croise le regard noir et affûté, bât des paupières, rougit, vacille un peu, faisant courir une onde sur la surface jusqu'alors plane de son récipient, tenu à bout de bras, mêlant un instant leurs deux reflets.
Envahie d'un trouble qu'elle n'aurait pu présumer, c'est avec un réel respect qu'elle poursuit, se tendant vers lui, buste penché, tête inclinée, poitrine malmenée par un battement précipité.
Il y plonge les mains, insouciant, inconscient, les sèche au tissu qu'elle lui tend d'une main tremblante, rêvant de frôler ses doigts.
Il faut maintenant se retirer, et c'est le cœur dans les talons qu'elle regagne les communs, piétinant le tapis de soie, champ d'orties foulé au pied.
Bien des jours elle a rempli son office, espérant qu'il remarque la manière délicate et subtile qu'elle a de remplir sa tâche, prenant soin de sa tenue, de sa coiffure, s'obstinant à être des plus inventive et originale dans les couleurs et parfums qu'elle lui présente dans cette vulgaire vasque, qui pour elle est puits et source de l'amour qui peu à peu grandit et croit, fantasme incontrôlé et démesuré d'une jeune fille enlevée, privée de repères. Avide de reconnaissance, d'attentions et d’apartés passionnés.

Bien des jours, il a suivi le rituel sans sembler y prendre plaisir particulier.
Et ce matin, oui, ce matin, il la regarde. Voit une chevelure mordorée que le soleil qui filtre par les rideaux à demi tirés embrase, une silhouette qui se découpe à contre champ, généreuse et bien galbée, des yeux immenses et brûlants, qui dévorent un visage faisant oublier ce que le reste du corps peut avoir d'appétissant.
Et pourtant il l'est... appétissant, et c'est généralement ce qui prime pour lui. Mais... ces yeux, cette flamme, ce volcan qui sommeille... Il s'imagine le réveiller et l'explorer.
Plongeant les mains dans le bassin, il prend plaisir à les frotter l'une contre l'autre, prolongeant outre mesure ce temps pour la détailler, jouant de ses doigts qui s'emmêlent et se pressent sous couvert de les laver, caresses déguisées qu'il espère la voir interpréter.
Un bref coup d'œil à ses pommettes rougissantes, à l'éclat de ses yeux suffit à le conforter dans son entreprise et avec assurance, il les lui tend pour qu'elle les sèche.
D'une main tremblante, elle les enveloppe de la légère étoffe de coton qui ne laisse rien ignorer de la chaleur de sa peau, frémit en espérant n'en rien laisser paraître. Elle en éponge chaque parcelle avec une  révérence qui cache le plaisir qu'elle a à partager ce moment. Elle se gave de cet instant privilégié où enfin elle est en contact avec lui, sans tenir compte de cet infime barrière, maigre rempart entre leurs deux épidermes.
Et contre tout attente, elle ose. Lève les yeux, vient trouver l'ambre sombre de ses prunelles, s'y cristallise, happée par la lumière, emprisonnée par l'ombre. Un tourbillon l'emporte, et dans ces circonvolutions, c'est son avenir qu'elle devine.
Un frisson parcourt son échine, une suée mouille son front, et ses mains qui l'étreignent encore se serrent autour de ses doigts qu'elles agrippent, pressent et contraignent.
Elle le sait, ce soir il la fera appeler. Enfin...
Avec toute la révérence dont elle peut faire mine, elle quitte la pièce, le cœur gonflé d'allégresse.

Le reste de la journée s'étire en une lente agonie, entre foi et doute, envie et crainte, désirs et plaisirs projetés, exacerbés. Et quand la nuit tombe enfin, que tout et tous se laissent engourdir, c'est le cœur palpitant qu'elle guette chaque bruit, chaque mouvement. Pelotonnée sur sa maigre couche, elle veille, à l'affût, sursautant au moindre craquement, attentive au moindre bruissement. Il ne peut pas, il ne doit pas la laisser.
Pourtant, on ne viendra pas. Et c'est l’œil noir et hagard, cerné, que ce matin elle lui prodigue ses services. Avec dans la démarche et les gestes une raideur, dans le choix des senteurs du bassin une note acide, prédominante. Il ne remarque rien, la regarde sans la voir, comportement mécanique, la renvoie d'un geste désinvolte qui finit de la réduire à néant.
Abasourdie par un tel retournement, ne pouvant concevoir dans la prétention de sa jeunesse être  si allègrement rejetée, c'est avec une folle ambition qu'elle cherche l'explication de cette rebuffade.  Qui, pourquoi et comment,  a pu la priver de ce moment, de sa chance ? De cette opportunité à faire basculer son destin.

A force de guetter, entre tentures et moucharabiehs, de tendre l'oreille et de fureter, d'interroger servantes et palefreniers, tout ou partie du petit personnel, elle finit par apprendre qu'un émissaire arrivé tard dans la soirée et porteur de nouvelles alarmantes, avait réquisitionné tout l'aréopage du palais et son prince avec lui.
Bien, ce n'était donc pas de son fait s'il l'avait ignorée. Un bref rire de gorge la secoue à cette idée.
Il n'y a bien que l'arrogance de la jeunesse pour penser ainsi et c'est toute nimbée d'elle qu'elle cherche l'excuse pour aller le retrouver.
Les choses sont finalement simples. Il suffit de résumer. Un émissaire, une assemblée de dignitaires. De fait, un conseil qui tient lieu dans le seul endroit qui puisse tous les réunir. L'heure est assez avancée pour croire qu'après quelques heures de repos, ils y soient de nouveau, et si la situation est aussi grave que le laisse présumer l'effervescence qui règne alentour, ils y seront.

Armée d'un plateau garni d'une théière fumante, de sa panoplie de verres et de pâtisseries dégoulinantes de miel, c'est d'un pas sûr et alerte, rebondissant sur l'essor de son arrogance et de sa confiance en elle, qu'elle longe les couloirs, jusqu'à parvenir à l'entrée de la salle. Bien évidemment, des gardes en barrent l'accès, mais qui se méfierait d'une humble servante ?
Avec force sourires et courbettes, elle en franchit le seuil et s'avance, échine courbée, tête baissée, quand ses yeux s'évertuent à scruter et mémoriser tout ce qu'elle en perçoit.

Après avoir servi le maître, sans chercher à s'en faire reconnaitre, et bien au contraire ployant plus qu'il ne le faut le dos, masquant sa face, elle  poursuit son service.
Elle note avec précision la position de chacun par rapport à lui, marque du rang dans la hiérarchie, en étudie brièvement la face, pour peu qu'un faciès présume d'une nature, emmagasine le plus d'informations possibles dans le cours laps de temps qui lui est imparti de se poser auprès de chacun d'eux. 
Elle en hume aussi les parfums, les fragrances corporelles qui au delà de tout définissent une personne. De ceux qui cherchent à masquer l'odeur aigrelette de leurs chairs surettes, à ceux dont le musc puissant rivalise avec les encens dispensés par les braséros flamboyants qui éclairent la pièce.
Voilà une belle assemblée de fats et de couards, de soudards pétris d'hormones, et parmi eux une faible poignée de fidèles, dont la douceur saumâtre ne saurait suffire à défendre son Prince.
Bien qu'il lui faille regagner les communs une fois son office accompli, et qu'elle n'ait eu loisir de saisir goutte à leurs échanges, elle sait qu'elle doit lui parler.

 Revenue à sa condition, perdue dans les méandres des cuisines dévolus aux serviteurs, elle ne peut s'ôter de l’esprit qu'il a besoin d'elle, qu'elle est à même de lui apporter l'aide et le soutien dont il a besoin en ces temps troublés.
D'où que lui vienne cette pensée, sensée ou non, elle lui reste chevillée au corps et la perfore. Elle se doit d'agir, de réagir.






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