dimanche 8 février 2015

La première chose dont je me souvienne, c'est cette lumière agressive qui me vrille les pupilles, et m'oblige à baisser les paupières, une courte seconde, le temps de m'habituer. Néons surchauffés qui illuminent et aveuglent, après le carillon qui tinte et résonne quand on pousse la porte. Parait-il.

La seconde, c'est l'odeur de petit pain chaud, de chocolat fondu, de caramel et de vanille, de pâte, de levain, de sucre et de tous ces arômes mêlés qui font saliver. Un léger remugle de thé, et de café, de lait tiédi, fragrances doucâtres et alléchantes, invitation à l'éveil des sens, à la gourmandise, au pourléchage de babines. L'eau  me monte à la bouche et c'est avec impatience que je prends place dans la queue qui se forme devant moi. Je navigue dans ma bulle.

Je prends le temps qu'il m'incombe avant d'être servie, à lécher des yeux les merveilles que je m'imagine déjà enfourner sans la moindre délicatesse, juste portée par une gourmandise sans borne, alimentée par les débauches de crèmes et de décorations colorées, surchargées. Allégorie de couleurs et de formes, invitation à une appétence des plus dépravée.

Et puis, le dernier client avant moi, dont je ne vois que le dos droit et raide, presque figé, qui gesticule et s'énerve, pointe du doigt, pour que la serveuse serviable finisse par comprendre et obtempérer. Pantomime qui me fait rire sourdement.

Viens mon tour, je commande au hasard, un peu troublée sans savoir pourquoi. Réminiscence, acointance, fulgurance. Un lapsang souchong et une religieuse au café. Mes gestes sont raides et mécaniques, je montre de l'index, je fustige du regard. Je fais... sobre, conventionnel, rapide, comme privée tout à coup du bel appétit qui m'habitait il y a cinq minutes encore. Je prends place à une table. Allez savoir pourquoi, une qui lui fait face. J'ai besoin de le voir, de l'examiner, de le jauger. Ce dos, ces gestes plein d'emphase m'ont interpellée.

Du coin de l'œil, je l'observe. Il a déplié un journal dans lequel il s'absorbe, ne me laissant entrevoir que son haut front, légèrement bombé, la masse de ses cheveux ondulés. Un léger frémissement parcourt mes doigts, comme s'ils souhaitaient s'y engouffrer pour en découvrir la texture, se plonger dans cette masse soyeuse aux reflets d'ébène.

Il relève la tête à intervalles réguliers pour tremper ses lèvres charnues, gourmandes, dans son cappuccino et à chaque fois je frémis, quand d'un coup de langue vif il vient lécher la crème qui s'est déposée sur sa lèvre.
Je me sens rougir, midinette que je ne suis plus depuis longtemps.
Je tente de chasser le trouble, m'attaquant à ma religieuse (la pauvre doit prier tous ses saints) mais ne lui trouve qu'un goût fade et farineux.
Je cherche à détourner mon esprit, détaillant les autres clients, mais invariablement, je reviens vers lui. Le trouble ne fait que gagner en force, quand je ne vois de lui que le haut de son crâne et ses sourcils froncés.

J'avale à la hâte le reste de mon thé, amertume des mieux venues, je laisse les vestiges de ma religieuse comme je laisserais les vestiges de mon âme et je quitte à la hâte le salon de thé, sans un regard en arrière.

J'ai tenté d'oublier, j'ai relativisé, j'ai dédramatisé, j'ai psychanalysé, j'ai « blackoutisé ». Aujourd'hui, pour la première fois, je reviens dans ce salon de thé.

Lumières, senteurs, arômes, tout me revient en masse à la figure. Grande claque sensorielle et émotionnelle. Je tremble, j'ai des suées, je me sens comme avancer dans un univers cotonneux et voilé, mon champ de vision restreint à un angle infime, la tête me tourne, un ensemble de percussions a élu domicile sous mon crâne, c'est fou et dingue. Mes yeux sont des radars. J'ai peur et j'ai envie.
Il est là.
Pas seul cette fois. Un homme lui fait face. La discussion semble acharnée et sans même les entendre, je sais tout de ce qu'ils se disent. Je suis de loin cet échange des plus enflammé et envolé, confrontation physique, gestes brusques et violents, corps engagés dans un affrontement symbolique.

J'ai l'esprit tout à coup obnubilé, tourné vers lui, qui s'interroge et s'inquiète, s'enflamme. Je perçois son trouble, sa colère, je ressens sa peine.
Je me focalise sur ses mains, agiles, fébriles, aux doigts longs, soignées, manucurées, qui volent, écrivent et décrivent, s'emportent. Je lis en lui.

Il doit sentir la brûlure de mon regard, nos yeux se croisent, se joignent, se fondent. Je ne peux les retirer des siens. Il les soutient. Je contient le cillement de paupière qui pourrait tout rompre. Le temps se fige, oui, ça arrive aussi en vrai.

Une seconde, une heure, mille ans... Je ne sais pas, je ne sais plus, mais ce que je sais, c'est l'arrêt de mon cœur, ce battement qui  perd toute notion de temps et d'espace pour ne devenir qu'un coup de poing mortel.

Je meurs... d'amour... foudroyée.

Ma conscience profite de ce moment pour me filer une grande baffe. Je l'envoie se faire foutre. Il me fixe toujours, avec un air de reproche, je sais que je suis allée trop loin, que j'ai profité, abusé. Je garde mes yeux dans les siens, je prends un air contrit, mais si peu.

Ce que je viens de voir, c'est ce dont j'ai toujours rêvé. Le discours de ses mains, je le veux sur mon corps, à me faire rougir et rêver, m'emporter, me sublimer et m'embraser.

Timidement, je me lance.  Je me sens ridicule. Mes mains tremblent,  je bafouille... Oui, on bafouille aussi en langage des signes....

Il amorce une réponse, il est troublé, déstabilisé, il marmonne aussi, nos doigts s'emmêlent de loin. Nos regards se font fuyants, effarouchés, en même temps qu'ils prennent en force, quand les œillades se font plus profondes, intenses. Sous le voile de nos cils timidement baissés, nous commençons à écrire notre romance.

Une romance sans parole, et son silence n'en sera jamais un pour moi...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire